L’abandon d’Astrid : quelle portée sur la filière nucléaire ?


Février 2020 – France, international

Cet article a été rédigé par Martial Château (militant et co-président de SdN 72) pour l’organe de presse du mouvement citoyen Nature & progrès [1], à sa demande. Il est paru en rubrique écologie, pages 40 et + de la revue éponyme n° 125 de novembre-décembre 2019.

Une mouture de ce même article a aussi été ajustée à la maquette par son auteur et dépouillée des redondances pour la revue Sortir du nucléaire n° 84, hiver 2019-2020, pages 20 et 21. Un article qui, donc, est passé de 9 000 à 6 000 signes.

Nous le restituons ici dans son intégralité, avec des ajouts de notes, de liens et une iconographie « maison » (vraiment) libre de droit.

                                             Un des administrateurs

 

Le 29 août, un article du Monde dévoilait que le Commissariat à l’énergie atomique abandonnait le projet de surgénérateur Astrid [2].

Cet abandon de la technologie de surgénération a des conséquences sur la pérennité de l’ensemble de la filière nucléaire, en particulier sur la justification du retraitement, sur la masse de déchets nucléaires à gérer et sur les coûts futurs de l’électricité.

Le projet Astrid

Ce projet n’était qu’un recyclage du surgénérateur SuperPhénix, démarré en 1986, arrêté en 1997. Ce réacteur, en raison de nombreux déboires graves, a été pendant ces onze années à l’arrêt la moitié du temps. La construction et l’entretien de SuperPhénix avaient coûté 12 milliards d’euros et son démantèlement est actuellement un casse-tête.

Les études préparatoires du projet Astrid ont déjà englouti plus de 700 millions d’euros et le coût prévisionnel d’Astrid était de 5 à 10 milliards.

La limite des réserves connues d’uranium est le fondement discutable de la justification du développement des réacteurs surgénérateurs, dits de quatrième génération, utilisant le plutonium comme combustible fissile principal et le sodium comme fluide caloporteur et dont le projet de prototype français était le réacteur ASTRID de 600 MW.

Le combustible est un mélange d’oxyde d’uranium appauvri (issu de l’enrichissement de l’uranium naturel ) et d’oxyde de plutonium (issu du retraitement des combustibles usés) dans une proportion d’environ 20 à 25 %. L’élément fissile de base du combustible est donc le plutonium, toxique et radioactif. Parallèlement, une fraction d’uranium appauvri (contenant environ 99,7 % d’uranium 238) se transforme en plutonium au sein de ces combustibles. En théorie, la quantité de plutonium ainsi fabriqué dans le réacteur est supérieure à celle qui est détruite au cours des fissions, d’où le nom de « surgénérateur ».

La chaleur produite par la réaction nucléaire doit être récupérée afin de produire de la vapeur, puis de l’électricité. La solution développée dans le monde et choisie pour le prototype Astrid est le refroidissement par sodium liquide. Sodium qui réagit violemment avec l’eau et s’enflamme au contact de l’air !

Pour obtenir le plutonium, élément fissile de base d’Astrid, il est nécessaire de « retraiter » à La Hague le combustible usé de la filière actuelle pour l’en extraire. Par la suite, il était prévu d’extraire le plutonium des combustibles irradiés des surgénérateurs eux-mêmes afin d’alimenter les rechargements du réacteur concerné et des réacteurs suivants.

Conséquences pour la filière nucléaire

● Abandon du retraitement à La Hague des combustibles usés des actuels réacteurs

Le mot « retraitement » appliqué au nucléaire peut laisser croire qu’il permet de limiter les quantités de déchets. Il n’en est rien car le retraitement est un processus physicochimique utilisant beaucoup d’acide et de base, ce qui fait qu’in fine les volumes de déchets augmentent.

Au cours du retraitement, d’importantes quantités d’éléments radioactifs sont rejetés dans l’environnement, en solution dans l’eau par l’intermédiaire d’une canalisation qui se jette dans la Manche et dans l’air par la cheminée de l’usine de La Hague.

La fin du projet Astrid rend caduque une des justifications pour l’accumulation de plutonium. Les autres utilisations (production d’armes nucléaires ou du combustible MOX, dangereux et polluant) sont tout aussi néfastes et inutiles et n’absorberont jamais le stock de plutonium.

Les stocks français de plutonium très pur de qualité militaire sont importants et maintenant que 122 pays ont voté à l’ONU le Traité d’Interdiction des armes nucléaires, la France doit s’engager dans le désarmement nucléaire et détruire ce stock avant de se retrouver hors la loi !

La fabrication de combustible MOX (mélange d’environ 7 % de plutonium avec de l’uranium appauvri) utilisé dans 24 réacteurs de 900 MW ne consommera jamais les 60 tonnes de plutonium stockées à La Hague, surtout que ces 24 réacteurs sont les plus vieux et devraient être arrêtés de toute urgence !

Le « retraitement » du combustible usé, opération coûteuse, risquée, polluante et parfaitement inutile doit être arrêtée.

Orano doit arrêter de mentir, le plutonium tout comme l’uranium appauvri ne sont pas des matières valorisables mais des déchets qu’il faudra gérer et prendre en compte dans le coût de l’électricité d’origine nucléaire.

● Augmentation de la masse de déchets nucléaires

Les 60 tonnes de plutonium et les près de 300 000 tonnes d’uranium appauvri sont considérées comme des matières valorisables dans les documents présentés pour le débat public du Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs car les autorités persistent à présenter le « retraitement » et la filière du plutonium comme intangibles, bien que l’abandon d’Astrid est connu depuis plusieurs années des décideurs du nucléaire.

Or, la qualification en déchets de ces matières aura un coût important, d’autant plus élevé que le plutonium ne peut pas être conservé en l’état sans risque grave. Aujourd’hui, le plutonium est stocké par paquets de 3 kg maximum dans des alvéoles isolées radiologiquement les unes des autres. Si deux masses de 3 kg venaient en contact, on atteindrait la masse critique permettant une explosion nucléaire !

Les 60 tonnes ne pourront pas être stockées en l’état de façon fiable, il n’est pas impossible qu’il faille construire un atelier pour mélanger ce plutonium avec un corps inerte radiologiquement ! L’arrêt de l’utilisation de l’énergie nucléaire n’entraînera pas, comme pour d’autres industries, la fin des emplois dans ce secteur !

● Déboires financiers d’EDF

En dépit des récentes injections par l’État (nos impôts) de 3 milliards d’euros et l’abandon par l’État de 4.5 milliards de dividendes, la dette d’EDF est estimée entre 37 et 70 milliards suivant les sources et tous les coûts ne sont pas pris en compte.

Le rapport de février 2017 de la commission parlementaire sur le démantèlement considère qu’EDF sous-estime son coût dans un rapport de 2.4, ce qui augmente la dépense de 28 milliards.

Les derniers déboires de l’EPR en construction à Flamanville (soudures défaillantes) vont coûter quelques milliards supplémentaires si les autorités ne prennent pas, comme pour Astrid, la décision d’arrêter les frais.

Les vingt-trois générateurs de vapeur aux soudures elles aussi douteuses risquent aussi d’allonger la facture.

Le passage du plutonium, de l’uranium appauvri et de l’uranium de retraitement de matières potentiellement valorisables en déchets suite à l’abandon du projet Astrid entraînerait un coût de gestion de ces déchets supplémentaires de 15 milliards selon une estimation de Greenpeace.

La volonté de prolonger le fonctionnement des réacteurs au-delà de quarante ans avec leur mise à niveau de sûreté (le grand carénage) va coûter 50 milliards selon EDF, et 100 milliards pour la Cour des comptes.

La solution gouvernementale devant ce mur de dépenses, c’est le projet Hercule qui consiste à scinder administrativement EDF, aujourd’hui entreprise de droit privé avec l’État comme actionnaire principal à 83.7 %, en deux unités.

Une unité 100 % publics pour la filière nucléaire (structure de défaisance ?) et tout le reste ou presque dans une entité à majorité privée ; pour le dire plus simplement, nationaliser le secteur à risque non rentable et privatiser le secteur qui peut dégager du cash.

Ce mur de dépenses, la filière nucléaire ne pourra l’assumer, le gouffre financier du nucléaire ne pourra être comblé que par le budget de l’État et la poursuite de l’augmentation du prix du kWh.

L’indemnisation d’EDF par l’État (400 millions, plus le manque à gagner d’ici à 2041) pour la fermeture de la centrale de Fessenheim est un exemple du financement déguisé du gouffre financier du nucléaire. Cette indemnisation est d’autant plus scandaleuse que la fermeture de cette centrale de plus de quarante ans est une urgence pour la sûreté.

Malheureusement, EDF s’enferme dans l’impasse du nucléaire comme le montre la publication, le 27 septembre 2019 au Journal officiel de la Commission européenne, d’un appel d’offres pour la réalisation du génie civil principal d’une paire d’unités de production d’électricité de type EPR2 en France. Cette annonce d’EDF montre encore une fois sa politique du fait accompli et la complicité du gouvernement qui annonce dès maintenant la construction de six EPR alors qu’il avait précédemment déclaré que cette décision ne serait prise qu’en 2022.

Ne négligeons pas que cette fuite en avant dans la poursuite du nucléaire rend la probabilité d’un accident nucléaire majeur de plus en plus grande avec des conséquences humaines, écologiques et économiques catastrophiques.

Pour minimiser ce risque, la seule solution rationnelle est l’arrêt définitif des réacteurs accompagné d’un plan de gestion sécurisée des déchets existants, ce qui exclut le projet CIGéo d’enfouissement à 500 m sous terre.

Toutes ces dépenses dans le développement du nucléaire freinent les investissements dans les énergies renouvelables et la transition énergétique.

                                                                                                                      Martial Château


Avant l’abandon, pour des contraintes budgétaires, le CEA avait déjà réduit les ambitions du projet Astrid cogité pour une puissance intermédiaire de 600 MWe à 100-200 MWe en 2018.

Ce prototype avait aussi été précédé des réacteurs expérimentaux Rapsodie, Phénix (250 MWe) et SuperPhénix (1 240 MWe).


Nature & Progrès, 13 boulevard Louis-Blanc, 30100 Alès. Son adresse URL est ici : . La charte du mouvement est là : . Réseau Sortir du nucléaire, 9 rue Dumenge, 69317 Lyon Cedex 04. Tél. 04 78 28 29 22. Son adresse URL est là : .


[1] Associations pionnières de l’agriculture biologique et de l’agroécologie paysanne (crée en 1964 et pérenne depuis, réf. supra).

[2] Acronyme de l’anglais Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration. Soit, en français, Réacteur technologique avancé au sodium pour la démonstration industrielle.


Couvertures des périodiques : « Une » du n° 125 de la revue Nature & Progrès. « Une » du n° 85 de la revue Sortir du nucléaire. Gravure de Brueghel l’ancien détournée par nos soins (SdN 72 — J-L B). Illustration : SdN 72 (J-L B).