L’EPR, fleuron d’une industrie nucléaire décadente


Octobre 2019 – France, Finlande, Chine, Angleterre… partout

Ce réquisitoire contre l’EPR de Flamanville qui devait être la vitrine du savoir-faire français en matière nucléaire a initialement été rédigé pour la (notre) revue nationale Sortir du nucléaire n° 82. Écrit en juin par Martial Château, coprésident de SdN 72, pour une parution dans le courant de l’été, le fiasco technologique et financier de l’EPR s’est encore accentué depuis. La réfection de huit soudures des traversées de l’enceinte de confinement par des robots téléopérés (technique qui reste à valider) entraîne un énième retard et repousse d’autant sa mise en service commercial (début 2023 au mieux), mais génère aussi un surcoût. Sa cote est dorénavant à 12,4 milliards d’euros !

Nonobstant, le 14 octobre, Le Monde révélait un courrier du gouvernement adressé à EDF l’enjoignant de lui fournir des gages en vue de la construction de trois paires (six au total) d’EPR « nouveau modèle » ! Ce n’est certes pas un scoop, mais c’est quand même une très fâcheuse confirmation de la volonté de massacrer le futur.

Comme ses prédécesseurs, Macron est un indécrottable nucléocrate qui avait déjà contractualisé un possible usage d’une filière chinoise sous-dimensionnée de l’EPR, dit ACP 1000 Hualong, quand il était ministre de l’économie sous Hollande. L’arrêt (enfin programmé et sauf revirement) des réacteurs 1 et 2 de la centrale de Fessenheim et d’Astrid (différé, pas complètement abandonné) ne peuvent faire diversion, d’autant que la suspension d’une filière à neutrons rapides devrait logiquement entraîner de facto l’arrêt du pseudo « retraitement » à La Hague mais aussi réévaluer le volume de déchets à stocker on ne sait où et comment. Si ce n’est d’autres, c’est encore lui — Macron — qui prépare la privatisation des branches rentables d’EDF et la socialisation de son vertigineux endettement (projet Hercule).

La bête n’est pas encore morte. Le combat perdure !

L’EPR, fleuron d’une industrie nucléaire décadente

Conçu au cours des années 90, ce réacteur « novateur » mais complexe, est passé trop vite d’une longue — mais manifestement insuffisante — phase de conception à la construction. Le projet industriel n’étant pas suffisamment finalisé, plus d’un millier de modifications ont dû être apportées en cours de réalisation, dans tous les domaines.

À Flamanville, déjà douze ans de chantier calamiteux

Le chantier démarre en 2007 à Flamanville et dès 2008, la qualité des bétons est problématique : fissure dans le radier [1], nids de cailloux dans des parois du bâtiment de la piscine accueillant le combustible. Les méthodes de traitement du bétonnage sont tellement mauvaises que celui-ci est arrêté près d’un an en février 2012.

En 2009, les autorités de sûreté nucléaire finlandaise, française et britannique exigent une modification du contrôle de commande [2] ; en effet, le système de secours en cas d’accident n’est pas indépendant de celui assurant le fonctionnement normal. L’ASN accepte le nouveau système de contrôle de commande proposé par EDF en avril 2012.

En décembre 2011, la mauvaise qualité des aciers utilisés pour la fabrication des consoles du pont polaire [3] du bâtiment réacteur est identifiée. EDF est contrainte de faire fabriquer à nouveau l’ensemble de ces consoles.

Puis, en octobre 2013, l’essai en charge du chariot de 320 tonnes du pont polaire du bâtiment réacteur conduit à une chute accidentelle, à la dégradation du chariot, à la projection de pièces métalliques et à la dégradation du liner [4] ! Calamiteux !

Le scandale des aciers des calottes de la cuve

La cuve faisant partie des équipements dits « en exclusion de rupture » [5], sa conception, sa fabrication et son suivi en service doivent faire l’objet  de contrôles particulièrement exigeants.

Le couvercle et le fond de la cuve de l’EPR sont forgés en 2006 par Creusot Forge. Dès 2007, EDF a connaissance des valeurs trop élevées de la concentration de carbone des aciers de ces calottes, qui peuvent aggraver le risque de rupture brutale, et sait qu’elles ne respectent pas les exigences de qualification technique. Malgré cela, pratiquant la politique du fait accompli, EDF installe la cuve dans le réacteur en janvier 2014.

Dans ces conditions, l’ASN n’autorise pas la mise en service de la cuve de l’EPR, mais, dans le même temps, son président propose une voie détournée : « Vous devrez en conséquence déposer une demande au titre de l’article R 557-1-3 du code de l’environnement. »

Cet article dit qu’en cas de « difficulté particulière » et sur demande dûment justifiée, assurant notamment que les risques sont suffisamment prévenus et limités, l’ASN peut autoriser l’installation et la mise en service d’un équipement sous pression nucléaire ne satisfaisant pas à l’ensemble des exigences fixées à l’origine.

EDF effectue cette demande dérogatoire et malgré l’opposition de 13 000 personnes lors de la consultation publique, le 9 octobre 2018, l’ASN autorise la mise en service et l’utilisation de la cuve du réacteur EPR de Flamanville, sous réserve de la réalisation d’un programme d’essais de suivi du vieillissement thermique sur l’acier comportant une concentration trop élevée en carbone et de contrôles  spécifiques lors de l’exploitation de l’installation. La faisabilité de ces contrôles n’étant pas acquise pour le couvercle de la cuve en l’état des connaissances, l’ASN a limité à fin 2024 son utilisation. Pourquoi 2024 ? C’est la durée nécessaire pour en fabriquer un autre !

Des soudures bâclées et défectueuses

Autre problème : pour les soudures des tuyauteries d’évacuation de la vapeur vers la turbine, EDF a oublié de prévenir son sous-traitant chargé de la réalisation de ces soudures en usine des exigences renforcées associées à une démarche d’exclusion de rupture ! Invraisemblable !

Résultat, 63 soudures sur 150 de ce circuit de vapeur principal ne sont pas conformes, néanmoins EDF installe les tuyauteries… et attend plus de deux ans pour informer l’ASN des écarts.

Face à ces faits aussi graves et à une telle pratique du fait accompli, en juillet 2018, le Réseau Sortir du nucléaire et Greenpeace France déposent plainte pour dix infractions.

Aujourd’hui, la plupart de ces soudures sont réparées, mais pour huit d’entre elles, difficilement accessibles car situées entre les deux parois de l’enceinte de confinement, EDF envisage le maintien en l’état.

Le 11 avril, l’ASN publie l’avis de son groupe d’experts concernant ces huit soudures. Celui-ci conclut à la nécessité de les refaire ou de reprendre entièrement le dossier de sûreté pour y intégrer le risque de rupture. L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, quant à lui, préconise de les réparer.

EDF propose alors de ne réparer les soudures défectueuses qu’en 2024, une fois que le réacteur aurait démarré ! Mais le 19 juin, l’ASN confirme qu’EDF doit effectuer les réparations sans attendre.

Un chantier humainement et financièrement catastrophique

Deux ouvriers décédés en 2011, des centaines d’autres blessés lors d’accidents dont certains non déclarés !

460 ouvriers étrangers exploités, privés de leurs droits sociaux. Des millions d’euros escroqués à l’Urssaf.

Le coût annoncé en 2017, initialement de 3,3 milliards, atteint aujourd’hui les 11 milliards. Un tel montant investi dans le nucléaire freine sans conteste le développement des énergies renouvelables !

Arrêt du chantier de l’EPR de Flamanville et des deux d’Hinkley Point

Sur ce chantier calamiteux de Flamanville, quelle certitude peut-on avoir que toutes les malfaçons, falsifications sont découvertes ? L’autorisation inacceptable de la cuve affaiblit la sûreté de l’EPR.

La réparation des huit soudures repoussent au plus tôt à 2022 la mise en service éventuelle de l’EPR. Or, à cette date, le décret d’autorisation de création de l’EPR, déjà prolongé de trois ans en 2017, ne sera plus valable ! Toute la procédure administrative faite en 2005 devrait être reprise en prenant en compte la nouvelle donne économique et en particulier la forte baisse du coût des énergies renouvelables.

Pour éviter ces nouvelles démarches et un probable futur accident, plutôt que de gaspiller encore des milliards qui aggraveront le lourd endettement d’EDF, abandonnons définitivement le chantier de Flamanville et celui d’Hinkley Point.

L’intolérable fuite en avant d’EDF et du gouvernement dans le nucléaire

La décision gouvernementale de reporter à 2021 toute décision sur la construction de nouveaux réacteurs ne doit pas nous abuser sur les orientations de la politique énergétique gouvernementale, car dans le même temps, EDF annonce un projet de six EPR « nouveau modèle » qui seraient plus puissants ( 1 750 MW au lieu de 1 650 MW) et pour un coût soi-disant beaucoup plus faible, mais à quel prix pour la sûreté !

Martial Château

[1] Radier. Le radier est une dalle de fondation en béton armé de forte épaisseur qui sert d’assise stable sous le bâtiment du réacteur.

[2] Contrôle de commande. Le contrôle de commande est l’ensemble des systèmes qui, dans une installation nucléaire, effectuent automatiquement des mesures et assurent des fonctions de régulation ou de protection. Ces systèmes sont très complexes. Ils doivent permettre d’assurer une surveillance accrue des installations.

[3] Pont polaire. Le pont polaire est un pont de manutention situé sous le dôme du bâtiment réacteur. Il repose sur des consoles fixées à la structure du bâtiment du réacteur. Il permet la manutention de charges lourdes au-dessus du réacteur, il fait donc l’objet de contrôles approfondis.

[4] Liner. Le Liner est la peau métallique de l’enceinte interne du bâtiment du réacteur.

[5] Exclusion de rupture. La définition de l’ASN : «  L’exclusion de rupture implique un renforcement des exigences de conception, de fabrication et de suivi en service de certains matériels. Ce renforcement doit être suffisant pour considérer que la rupture de ces matériels est extrêmement improbable. Il permet à l’exploitant de ne pas étudier intégralement les conséquences d’une rupture de ces tuyauteries dans la démonstration de sûreté de l’installation. »

« L’hypothèse d’exclusion de rupture consiste dans son principe à ne pas traiter les conséquences de la rupture d’une tuyauterie parce que la rupture peut être considérée comme extrêmement improbable avec un haut degré de confiance. »

Les expressions « extrêmement improbable » et « haut degré de confiance » paraissent bien peu scientifiques et très qualitatives et donc susceptibles d’interprétations diverses. Cette notion très floue « d’exclusion de rupture » est finalement bien « pratique »  pour l’industrie nucléaire !

À noter que cette notion d’exclusion de rupture n’a pas été retenue pour les EPR en Chine et en Finlande (déclaration du président de l’ASN devant l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques [OPECST] le 16 mai 2019).


Illustration : Réseau Sortir du nucléaire. Schéma (excusez la qualité) : inconnu, on répare dès qu’informés.